Rester normal, donc. Ou plutôt "Comment rester normal ?". Cette question fondamentale, Junior, jeune homme né dans les milliards, se la pose. Son père est une belle ordure, un jet- setteur affairiste, avec toujours deux ou trois escort girls à ses basques. Sa mère, Nevrosa, est une call girl casée qui n'a d'yeux que pour ses gigolos et qui ne culpabilise jamais (ça donne des rides). Sa soeur, une clubbeuse internationale, est un peu homosexuelle et beaucoup anorexique. Cette famille de Picsou pour de vrai, vicelards et sexués, las et blasés, est revenue de tout. Mais reste toujours en quête de sensations nouvelles. Les plus extrêmes, les plus perverses, les plus meurtrières. Avec Junior, ils vont être servis au-delà de leurs espérances. Comme ils sont incapables de tous se retrouver dans leur château suisse à la fin décembre, le fils énigmatique aux faux airs de Houellebecq organise un repas de Noël en famille au mois de septembre. Les cadeaux bien sentis sont distribués comme autant de gifles et de fessées SM. La fête bat son plein, tout est, hum, normal, le champagne et la coke coulent à flots, Daft Punk joue en exclusivité dans le parc du château son remix inédit de La Chenille, les fils de sheiks jerkent avec les grues de luxe... On baigne dans l'hédonisme le plus total, la luxure ordinaire. À moins que tout cela ne mène quelque part, vers la tragédie la plus noire. Mais ça, seul le machiavélique Junior peut le savoir.
Pour se projeter - et nous aussi par la même occasion - dans l'ahurissante normalité de ces êtres effrayants mais pourtant bien réels, Philippe Bertrand a retrouvé cet univers esthétique qui lui est si familier. Et se délecte visiblement à dépeindre de son trait sensuel et de son subtil toucher l'environnement de ces apôtres immondes et fascinants du luxe dans tout leur cynisme et leurs excès: du raffinement le plus intense à la plus insondable vulgarité. Entre envie et dégoût, attraction et répulsion, à l'image de rapport infernal et pervers qui lie depuis toujours les artistes aux nantis, les uns vivant des autres et réciproquement.
Rester normal n'est ni une BD qui se la joue littéraire ni un roman orné de jolis dessins. C'est une oeuvre complète, savoureusement composée (et l'air de rien, pensée et documentée) à quatre mains et deux cerveaux un peu tordus, doucement caustiques et bigrement lucides. Philippe Bertrand et Frédéric Beigbeder, clairement sur la même longueur d'onde, se nourissent mutuellement de leurs délires, leurs fantasmes, leur sens de l'observation et leur vision spéciale de la géopolitique.Et si Beigbeder exploite comme rarement auparavant son aptitude pour la formule et l'économie de mots, le graphisme de Bertrand se révèle comme le plus parfait des écrins visuels.
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